Paris, le 03 janvier 2003

A qui profite la déforestation au Laos ?

Le 12  décembre 2002, le quotidien thaïlandais, Bangkok Post, publiait une information surprenante : six ouvriers de nationalité vietnamienne, travaillant pour une société laotienne nommée DAFI, ont été arrêtés pour entrée illégale en Thaïlande avec deux camions afin de récupérer 300 troncs d’arbre!  Ce fait-divers rocambolesque révèle en fait les dessous d’un trafic lucratif, celui du bois, auquel semblent s’adonner en toute impunité depuis près de trois décennies de hauts responsables communistes laotiens. Un commerce qui est  loin de bénéficier à la population de ce pays, dont les dirigeants ont déjà reçu de la communauté internationale des centaines de  millions de dollars pour… « lutter contre la déforestation ». Le  décret anti-corruption signé par l’ancien Premier ministre en 2000, les mesures de contrôle des exploitations de bois lancées cette année par le gouverneur de la province de Vientiane ou la création de la Division Anti-Corruption au sein du ministère de la Sécurité n’ont absolument rien changé. Ce sont de telles pratiques que dénonce le Mouvement Lao pour les droits de l’Homme (MLDH) en raison de leurs conséquences négatives sur l’évolution du pays vers le respect des droits économiques, des Libertés, et  de la Justice sociale.

La société DAFI (Integrated Agriculture Forestry Development) forme avec  AFD  (Agriculture Forest Development Company) et PHOUDOÏ, trois sociétés d’Etat relevant de la toute puissante armée populaire et ayant notamment le monopole de l’importation des carburants, de l’exploitation des minerais et de celle des riches forêts de la République Démocratique Populaire Lao (RDPL). Pour ces activités hautement lucratives, AFD couvre le nord du pays, PHOUDOÏ s’est vu confier la région centre, tandis que DAFI règne en maître sur les provinces du sud. Les firmes étrangères cherchant à exploiter le bois n’ont d’autre choix que de coopérer avec l’un de ces trois groupes privilégiés.

Il n’est un secret pour personne, et surtout pas pour la population laotienne, que ces trois sociétés d’Etat sont étroitement liées aux plus hauts dirigeants du Parti unique au pouvoir et à leurs proches. Ainsi, certaines « retraites anticipées », certains changements d’affectation pour les cadres ou les officiers supérieurs  se négocient à coups de « largesses », sous forme d’attribution d’exploitation de forêts dont les surfaces varient selon la hiérarchie et le « passé révolutionnaire » des bénéficiaires.
Ce « troc » à la sauce marxiste-léniniste rappelle que la RDP Lao est toujours dirigé par des militaires tant au niveau du Politburo qu’à celui de l’administration centrale et provinciale. Ainsi, c’est le général  Khamtay SIPHANDONE, qui occupe les fonctions de chef d’Etat et de président du Comité central du « Parti Populaire et Révolutionnaire Lao » ( PPRL), dont le bureau politique comprend sept généraux et un colonel sur 11 membres: général Samane VIGNAKET, président de l’Assemblée, général Choummaly SAYASONE, vice-président, général Osakan THAMMATHEVA (décédé en novembre 2002, non encore remplacé), général Sisavath KEOBOUNPHANH, ancien Premier ministre, général Asang LAOLI, vice-Premier ministre, et général Douangchay PHICHIT, ministre de la Défense. Le  colonel Boungnang VORACHIT, le moins gradé des onze «camarades-en-chef», occupe le poste de Premier ministre. Quant au  général Kham Ouane BOUPHA, ministre de la Justice, il  n’est pas membre de la PPRL.
Selon  un rapport sur le commerce du bois et l’exploitation des forêts –  « the Poverty Reduction and Environmental Management in Remote Greater Mekong Sub-region Watersheds-project and its Timber Trade and Wood Flow »,  réalisé par un consultant lao, un consultant international, supervisés et assistés par un responsable de projet international – DAFI, AFD et PHOUDOÏ sont « au-dessus des lois ». Et, malgré les règlements sur les quotas de bois et les pratiques d’exploitation des forêts, le  ministère de l’Agriculture et des Forêts «n’exerce aucune autorité» sur ces trois compagnies très spéciales dont le fonctionnement est totalement opaque, relève cette étude internationale.

Concessions aux compagnies vietnamiennes

Toujours selon ce rapport, DAFI  -- qui dispose notamment du monopole sur le déboisement du site du projet de barrage Nam Theun II, dont le réservoir couvrira 450 km2 dans la région du plateau de Nakaï (centre) -- sous-traite largement avec des sociétés vietnamiennes pour la coupe et le transport du bois. Cette  même étude  mentionne des concessions faites par DAFI à des compagnies vietnamiennes, portant sur l’exploitation des forêts dans des zones reculées du Laos, où aucune vérification n’est possible notamment sur les volumes de bois coupés. 
De son côté, Global Witness,  organisation de surveillance de l’environnement basée à Londres (Royaume-Uni),  a alerté  à plusieurs reprises le gouvernement thaïlandais sur les activités  de la société DAFI et sur ses « trafics illégaux » de 100.000 m3  bois du Cambodge vers la Thaïlande, via le Laos, en faisant  passer pour du bois laotien auprès des acheteurs.

L’un des nombreux rapports de Global Witness  a  consacré un long passage à  « DAFI et la connection laotienne ». Preuves à l’appui, le rapport cite DAFI comme  une société de bois   appartenant à l’armée laotienne, qui a coupé quelque 40.000 m3  dans la province cambodgienne de Strung Trèng, payés en nature avec de 50 camions, 150 ouvriers,  des machines pour travailler le bois et des matériaux de construction routière. Ce bois, dont l’acquisition a été négociée secrètement par DAFI avec certaines autorités militaires du Cambodge, a été traité à la scierie de la compagnie DAFI à Champassak ( sud du Laos) pour être exporté ensuite  vers le Vietnam et la Thaïlande. Aux termes de cet accord secret, les ouvriers devraient être laotiens mais, selon les fonctionnaires et les villageois khmers de la région de Strung Treng, les 150 ouvriers étaient tous vietnamiens et les 50 camions arrivaient directement du Vietnam. Ce qui a permis à Global Witness de conclure que DAFI, société d’Etat laotienne, « sert  les intérêts vietnamiens en exportant illégalement le bois du Cambodge ».

Lors d’une récente conférence à la mi-septembre 2002 à Bruxelles (Belgique), consacrée à la situation des droits de l’Homme en Birmanie, au Laos et au Vietnam, Alain LABROUSSE,  ancien directeur de l'Observatoire Politique des Drogues, a fait état d’une « coopération active» entre les militaires vietnamiens et laotiens dans le trafic de drogues, à travers la société PHOUDOI. «Des militaires des deux pays paraissent coopérer activement. Un expert, qui a participé à la réunion du mini-groupe de Dublin (instance informelle qui regroupe les pays de l’OCDE), le 18 mai 1998 à Vientiane, nous a affirmé que des camions militaires vietnamiens entrent au Laos par le poste-frontière de Na Pè (…)  pour prendre livraison de l’héroïne produite dans les laboratoires de la région », a-t-il indiqué.

Selon lui, ce poste-frontière, situé près de la ville nouvelle de Lak Xao (kilomètre 20) « a été ouvert par un général connu comme le +Khun Sa laotien+, alors qu’il était directeur de la société PHOUDOÏ en charge de l’exploitation forestière du nord.. On dit qu’il utilisait les véhicules de la société qui traversent chaque jour le pays d’Est en Ouest et du Nord au Sud pour faire transiter la drogue destinée à l’exportation», a affirmé M. LABROUSSE, en allusion au général Cheng SAIGNAVONG, dont « la réputation sulfureuse n’a pas empêché sa promotion au poste de vice-ministre du Tourisme pour préparer l’année du tourisme au Laos qui a eu lieu en 1999 ».

Les membres d’une ONG (Organisation non gouvernementale) franco-suisse travaillant dans la province d’Attapeu, dans le sud du Laos, rapportent pour leur part avoir assisté  à « l'abattage systématique des forêts »  par la société DAFI  et avoir vu passer « plus de 150 camions à la fois, tous chargés de troncs entiers » vers le Vietnam et la Thaïlande.
Outre Global Witness,  Environmental Investigation Agency (basé à Londres et Washington DC),  The International Tropical Timber Organization ( basé à Yokohama, au Japon), de même que Earth Policy Institute (basé à Washington DC),  dénoncent  eux-aussi la persistance «délibérée» de la  déforestation et du  «trafic illégal » du bois  par les autorités de la RDP Lao. Cette pratique a eu pour conséquence de réduire la surface forestière du pays à « moins de 40%» contre 70% il y a encore 30 ans, peu avant l’arrivée des communistes au pouvoir, soulignent ces sources.

Selon ces mêmes organisations internationales, seulement un tiers des revenus du commerce du bois au Laos revient à l’Etat. Un triste constat pour la population comme pour le Laos, classé parmi les pays les plus pauvres de la planète et auquel les pays donateurs ont déjà octroyé, en toute bonne foi, des centaines de millions de dollars pour financer des « campagnes contre la déforestation » que les dirigeants du Parti unique affirment avoir menées au cours de ces dernières années.